Les recherches autour du quadrille des Abeilles de 1863 nous ont indéniablement mené vers le ballet d’origine, mais aussi vers d’autres quadrilles ou passage de ballet qui traitent du thème de l’abeille. Certains nous ont permis d’avancer dans la recherche et d’autres, comme La Péri (1843) m’ont ouvert d’autres horizons de délicatesse. j’aborderai ici, de façon honnête et sincère, tous les ballets et quadrilles de Abeilles que nous connaissons.
Le divertissement du Juif Errant en 1852, à l’origine du quadrille de 1863
C’est dans l’opéra en cinq actes le Juif Errant présenté pour la première fois le 23 avril 1852, que nous trouvons la mention d’un ballet des Abeilles. Sur un livret d’Eugène Scribe et la musique de Fromental Halevy, le divertissement de l’acte III sera réglé par Arthur Saint-Léon pour 5 sujets (la reine des Abeilles Dynaté : Melle Taglioni, Béroé : Mlle Bagdanoff, Spio : Melle Legrain, Phyllodocé : Melle Queniaux, et le berger Aristé : Louis Mérante) et 32 dames qui forment l’essaim.
Les informations que nous recueillons sur ce ballet sont primordiales pour comprendre l’idée du quadrille dansé en 1863.
Voici ce que nous en dit Paul Smith dans la Gazette Musicale de 1852 :
Un léger bourdonnement d’orchestre avec sourdines introduit l’essaim des insectes ailés, car toutes les danseuses ont des ailes, des corsets côtelés d’or : la reine des abeilles porte de plus sur sa tête un petit réseau d’or, surmonté de deux antennes blanches. L’essaim voltige, tourbillonne, et l’adorable musique voltige, tourbillonne comme lui. […]
Le berger Aristée est piqué par les abeilles ; il veut se venger, les dompter, les apprivoiser, et il y parvient, grâce aux sons de sa flûte, traduits par l’incomparable hautbois de Verroust. Le berger et les abeilles, réconciliés, voltigent et tourbillonnent sur nouveaux frais (sic). Mlle Taglioni, reine des abeilles, se pose en reine de la danse : ses pas sont aussi fins, aussi gracieux que la musique est fine et distinguée. Une immense ruche, sortie de terre, amène un renfort d’abeilles et couronne le divertissement. Bravo le chorégraphe ! mais bravo cent et cent fois le compositeur, qui a fait un chef-d’œuvre, une merveille, un digne pendant de l’Aristée des Géorgiques[1]
Cet intermède dansé, typique des actes III des opéras du XIXe siècle, nous fait voyager en Grèce antique où le berger Aristée charme des abeilles au son de sa flûte.
Durant tout le ballet, il est question d’un jeu de déplacement et de charme entre les abeilles et Aristée, jusqu’à la fin où tout l’essaim se rassemble sur scène. Malheureusement, la composition exacte de ce ballet est perdue, probablement brulée lors de l’incendie de l’Opéra Le Peltier en 1873. Une partie (ce qui en reste) de celle-ci est conservée à l’Opéra de Paris.
C’est dans le livret de l’opéra conservé lui aussi à la Bibliothèque-Musée de l’Opéra de Paris que se trouve un synopsis détaillé exploitable. Ainsi que sur la partition de Fromental Halévy qui mentionne quelques déplacements par le biais des indications de portées sur l’air n°4 : Le Berger Aristée[2] :
Les Abeilles écoutent, elles se dispersent ; Il voit les abeilles ; il veut percer les groupes pour arriver jusqu’à elle ; les abeilles le poursuivent ; il est piqué ; il recule ; les abeilles s’enfuient ; chagrin d’Aristée ; les abeilles traversent le théâtre ; les abeilles passent encore une fois ; il joue de son instrument.
Au-delà de ces éléments chorégraphiques, d’autres informations invitent à extrapoler certains détails pour en interpréter ce qui a pu être imaginé à l’occasion de la chorégraphie de 1863.
Principalement, les présences de Mlle Taglioni comme reine des Abeilles[3], qui chorégraphiera plus tard le ballet du Papillon, ainsi que de Louis Mérante en tant qu’Aristée qui sera le partenaire d’Emma Livry dans le Papillon et qui chorégraphiera le quadrille des Abeilles commandé en 1863. Nul doute que ce dernier s’inspirera de l’idée générale du déplacement à travers la scène du ballet de 1852 pour ses abeilles de 1863. Tout comme il y croisera certainement des éléments du Papillon pour les raisons évoquées plus haut. La contrainte étant pour lui l’absence apparente de rôle, mais seulement la création d’un quadrille pour douze abeilles, car la reine des Abeilles ne pouvait-être que l’Impératrice Eugénie à qui est dédiée cette danse.
Le ballet des Abeilles dans La Juive de 1835 repris en 1866
En 1866 est repris le fameux opéra de 1835 : La Juive, sur le livret d’Eugène Scribe et une partition de Fromental Halévy. Mais voici la surprise, le divertissement chorégraphique du troisième acte est changé. Il ne s’agit plus du divertissement d’origine où des chevaliers sauvaient des dames en détresse retenues captives par des Maures dans un château enchanté. Il est remplacé par le ballet des Abeilles du Juif Errant : « On ne pouvait substituer à la musique d’Halévy que la musique d’Halévy : c’est le charmant divertissement des Abeilles, si fort applaudi dans le Juif Errant qui prendra la place de la gothique et surannée citadelle ». [4]
La reine des abeilles ne sera plus une Taglioni, mais Mlle Fioretti ; tout comme le rôle d’Aristée ne sera plus interprété par Mérante, mais par une femme, Eugénie Fiocre. Un rôle qu’elle conservera longtemps, pratique symptomatique d’une période où le danseur se voit soudainement relégué au rang de simple faire-valoir[5], quand il ne disparaît pas purement et simplement, au profit de rôles joués en travesti, comme ici dans le ballet des Abeilles de 1866. Mlle Fiocre sera citée dans le rôle d’Aristée jusqu’en 1872. Notons aussi la présence de A. Mérante dans la distribution du divertissement[6].
Toutefois, à la première de La Juive, il semble que le ballet des Abeilles fut moins apprécié qu’en 1852 : « Le Ballet des Abeilles n’est pas très piquant[7] ». Ce qui n’empêcha pas l’opéra en entier d’être une nouvelle fois un succès.
Le Bal des Bêtes de 1885
Extravagance et décadence
C’est le 1er juin 1885, sous l’initiative de la princesse de Sagan dans l’ancien hôtel d’Eckhmul[8] que sera organisé un bal d’histoire naturelle[9], appelé le Bal des Bêtes, et que renaitra le temps d’une nuit le quadrille des Abeilles.
Le lieu, transformé en immense jardin, cherche à transporter les convives « blasés[10] » dans une ambiance hors norme et merveilleuse. Le bal, découpé en cinq scènes, donne lieu à toutes les extravagances : costumes à poil, plume, et peau, quadrilles et cotillons exubérants, tout semble possible et sans limite.
Toutefois, cet évènement ne fait pas l’unanimité et s’attire les foudres de la presse critiquant « l’aristocratie qui boude la république »[11], « ne ratant pas une occasion de danser un quadrille » et de « pousser des cris de chat, de chien et de fauve dans les escaliers » [12]. Un bal où « la mondaine n’a même plus le respect de sa propre beauté, la haine instinctive de tout ce qui déforme ou enlaidit, de tout ce qui blesse les lois d’une certaine élégance supérieure, qui est une des manifestations de l’art ; elle aime, au contraire, l’étrange et le baroque, le bas, ce qui la rapproche un peu de l’animalité »[13].
La plus cynique des critiques est sans doute celle-ci dans le Cri du peuple du 11 juin 1885 :
- C’est singulier, madame la marquise, il me semble avoir déjà eu l’honneur de vous rencontrer ?…
- En effet, baron, au bal de la princesse de Sagan. J’étais costumée en punaise…
- Eh quoi ! cette délicieuse punaise, c’était vous?
- Et vous ne me reconnaissiez pas, ingrat ?
- Je vous présente mes excuses !
- Vous étiez en cochon de lait ? — Parfaitement.
- Et votre sœur ?
- En rat d’égout.
- Charmant ! charmant !
L’explication de ces critiques virulentes tient au fait que plus tôt dans la journée, Victor Hugo (décédé le 22 mai 1885) rentrait au Panthéon : « Le soir même du jour où les portes du Panthéon s’ouvraient toutes béantes devant les restes mortels D’Olympio, les bêtes s’amusaient entre elles dans la cage dorée ouverte à deux battants par la princesse de Sagan à tous les animaux de la création ».[14]
Il est certain que l’ironie de la situation n’a pas plu aux Républicains… Que le jour de l’entrée au Panthéon du plus fervent opposant au régime politique de Napoléon III, soit aussi le jour où le quadrille des Abeilles fut redansé, cela pouvait en froisser quelques-uns…
Le quadrille des abeilles de 1885
Le quadrille présenté ce soir-là est de loin différent de celui 1863. Autant les costumes semblent s’approcher dans « l’idée » de ce qui a pu être par la présence d’antennes, d’ailes et d’un corsage rayé ; autant la forme est totalement différente.
Nous n’avons ici qu’une seule ruche, déjà installée, de laquelle sort un essaim d’abeilles composée de onze dames dont une reine, qui seront accompagnées par onze hommes en frelons (ou bourdons selon les textes) parmi lesquels sera choisi un roi[15]. En somme, aucun lien chorégraphique comme nous l’explique très bien cet extrait :
Au fond de la galerie des fêtes, une énorme ruche se dresse. Qui dit ruche, dit : abeilles, à moins que la ruche ne soit déserte ; et, heureusement, ce n’est point ici le cas. Elle est habitée, et délicieusement.
Un essaim d’abeilles : corseté de satin marron rayé jaune, jupe de tulle lamé or, tablier marron pailleté d’or, ailes en gaze d’or, casque en or avec antennes, qui répondent aux noms de Mmes la comtesse de Chavagnac, la baronne de Vaufreland, la comtesse François de Gontaut, la duchesse de Gramont, la comtesse Aimery de la Rochefoucauld, la marquise d’Espeuilles, la comtesse de Kersaint, la marquise de Galliffet, la princesse de Léon, la marquise d’Amilly, la comtesse Gabrielle de Castries, vont, viennent, butinent, trottinent. Elles sont trop charmantes pour qu’on les laisse s’envoler, et messieurs les bourdons sont là pour s’y opposer.
Ce sont : MM. le marquis d’Amilly, le comte Philippe de Beaumont, le comte Jean de Beaumont, le comte de Jarnac, le comte Bruno de Boisgelin, Alain de Montgomery, le comte de Haro, le marquis des Moutiers, le vicomte Des Garets, le vicomte de Mieulle, le prince de Lucinge. Leur uniforme est fort galant : culotte de satin marron, pourpoint en satin marron à deux tons, formant les anneaux.
MM. les bourdons, qui viennent de s’éveiller avec l’aube, font le tour de la ruche, sur laquelle ils jettent des regards de connaisseurs en arrêt devant des chefs-d’œuvre. Les. Abeilles, que l’aurore aux doigts de rose a fait sortir de la ruche, s’approchent des bourdons galants, et, après une poursuite, abeilles et bourdons se mêlent.
La reine des abeilles (comtesse de Gontaut) choisit un roi ! c’est au comte Jean de Beaumont qu’échoit cette fève… chorégraphique, et le couple s’envole en tourbillonnant au milieu des groupes de danseurs et de danseuses, parmi lesquelles on remarque la comtesse de la Rochefoucauld, la duchesse de Gramont et la marquise de Galliffet.[16]
Nous savons enfin que ce quadrille a été dansé sur une musique de Collongue et qu’il a été réglé par Petipa[17]. Celui-ci reprendra d’ailleurs, comme nous le voyons ci-dessous, l’idée de la danse avec des guirlandes de fleurs.
Pour terminer sur ce bal extravagant, signalons que ce quadrille sera suivi d’un autre, d’un tout autre style : « A minuit, sera le ballet des Abeilles, suivi par un ballet des Caniches »[18]
Le quadrille des Abeilles 2014
Une autre interprétation du quadrille des Abeilles a été proposée lors d’un bal donné en mai 2014 au château de Maison Lafitte.
Cette version se base sur l’interprétation du ballet des Abeilles de La Juive d’Halévy de 1866. Le premier air du ballet, le Bourdonnement, a été chorégraphié par Jean-Guillaume Bart, professeur à l’Opéra de Paris. Tandis que les quatre airs suivants ont été chorégraphiés par l’association organisatrice[19] sur la base des figures du quadrille Français. Ces quatre figures ont été transformées pour seize personnes avec un homme pour trois dames[20] et non un homme pour une dame comme il est d’usage dans les quadrilles de bal.
La différence notable de cette interprétation avec le quadrille de 1863 – au-delà de la musique pour laquelle nous ne savions pas alors qu’il s’agissait de la valse du papillon – et qu’elle n’est pas intégralement féminine – ce quadrille était à l’origine : « purement féminin et blond à l’unanimité. »[21] . En effet, dans la version de 2014, seule la première figure – le Bourdonnement – est dansée uniquement par les Abeilles. Puis elles sont rejointes pour les quatre figures suivantes par les paysans de Watteau/bergers, tel qu’Aristée le fit dans le Juif Errant et La Juive. Ce qui ne fut pas le cas en 1863.
Le quadrille des Abeilles de 2023
Je vous invite à passer à la partie suivante pour tout savoir sur la reconstitution du quadrille des 1863 effectuée en 2023.
A savoir : la façon dont nous avons travaillé les costumes et les éléments qui étaient impératifs dans l’élaboration de la chorégraphie sur la base des sources fiables dont nous disposons.
Le quadrille des Abeilles de 1863
Le quadrille des Abeilles de 2023 – reconstitution
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[1] Smith, P, Le Juif Errant, Revue et gazette musicale de Paris, n°17, 25 avril 1852, in La Gazette musicale de Paris, Volume 19, 1852 p129 – 132
[2] Scribe, E., Saint-Georges, H de., Halévy, F. Le juif errant : opéra en 5 actes, Brandus, Paris, 1852, p. 425-437
[3] Ce rôle sera aussi interprété par sa cousine germaine Luisa Taglioni, dite Louise Taglioni (1823 – 1893), danseuse. Elle débuta à l’Opéra de Paris en 1848 dans Nisida. Jusqu’en février 1857, elle se produisit sur cette scène avant de quitter l’Opéra avec son époux, le danseur Alexandre Fuchs, pour aller à Naples où elle dirigea une école de danse. Source: Dictionnaire de la musique en France au XIXe siècle. Nous trouvons d’ailleurs une estampe d’elle en reine des Abeilles par Joséphine Ducollet (BNF)
[4] Moreno,H., Semaine théâtrale, Le ménestrel, 1er juillet 1866, p. 243
[5] Olivesi, V., op cit.
[6] Le Bien public 11 août 1872
[7] De Montloël, G., Le Jockey, 1er juillet 1866, p. 3
[8] Anonyme, Courrier de la semaine,Vert vert, 15 juin 1885
[9] Gringoire, Plumes et poil, Le Triboulet, 14 juin 1885, p. 6
[10] Sadinet, A., Le bal des bêtes, La Vie moderne 13 juin 1885
[11] Cérons, A., Les danseurs, Le mot d’ordre, 12 juin 1885, p 1
[12] Ibid
[13] E. Drumont, La France Juive – Ed. Victor Palmé, p313-329, 10e édition, p313-329
[14] A. DE B., Le Voleur Illustré : cabinet de lecture universel – 11 juin 1885, p. 382
[15] Rappelons que la version de 1863 est composée uniquement de 12 abeilles, sans reine, et sans hommes. Celles-ci sortent de 4 ruches poussées par 4 figurants de l’Opéra.
[16] Drumont, E., op. cit.
[17] A. DE B., Le Voleur Illustré : cabinet de lecture universel – 11 juin 1885, p. 383
[18] Sadinet, A., Le bal des bêtes, La Vie moderne 13 juin 1885
[19] Association Carnets de Bal.
[20] Merci à Jean-Guillaume Bart pour ces précisions
[21] M.V. Le ballet des Abeilles, Le Monde illustré, 21 février 1863, p. 119
Remerciements
Je remercie en premier lieu toutes les 12 abeilles pour leur temps, leur patience et leur implication dans ce projet que cela soit pour leur confiance, leur présence, la couture, les répétitions, la lecture, les recherches, etc. : Garance AGOSTO, Elise ARNOULD, Océane BENNATI, Lauriane BOURGEAT, Marie-Emilie CAPPEL, Marge CHESNAIS, Marine JOUFFREAU, Fatima KHEIDRI, Ibtihale KHEIDRI, Emeline NEANT, Clara PERETTI, Olivia WELY.
Laure Schnapper pour nos échanges sur Isaac Strauss, sa bienveillance ainsi que la mention de mon travail dans son ouvrage : Musique et musiciens de Bal : Isaac Strauss au service de Napoléon III, Hermann, 2023.
Jean-Guillaume Bart pour nos échanges au sujet du quadrille des Abeilles, et du temps qu’il a pris pour me répondre et me lire. Le château de Breteuil de nous avoir aimablement autorisé à utiliser la photo de Mme de Galliffet en costume d’abeille.
Yves Schairsée, Nathalie Keyaert, et les abeilles Marie-Emilie, Ibtihale et Marge pour leur relecture.
L’association le Ballet Impérial et Alexandre Cauet pour nous avoir permis de nous produire dans cet écrin magnifique qu’est le château de Fontainebleau.
Les Studios Le Plateau à Lille et Kim Kan à Paris de nous avoir accueilli avec tant de bienveillance pour nos répétitions.
Les membres de l’association Affordanse qui nous ont soutenu et encouragé pendant ce projet.
Franck Lebrun qui m’a challengé sur ce projet.
Et enfin, je rends hommage aux abeilles qui chaque jour dansent sans relâche à la pollinisation de notre planète.