Le 9 février 1863 inaugure le début d’une semaine rythmée par trois bals de Carnaval tous plus exubérants les uns que les autres. Le plus fameux sera le premier, celui de l’Impératrice Eugénie qui, fidèle à sa tradition, sera donné un lundi au palais des Tuileries. Un bal qui bourdonnera longtemps dans les chroniques des journaux et dans la mémoire des convives. Car, bien qu’il ait réuni l’entourage proche de la famille impériale et de nombreuses personnalités internationales, il est marqué par un évènement qui fera date : le quadrille des Abeilles.
Ce quadrille aura fait couler beaucoup d’encre[1], et reste encore un mystère dans sa globalité. C’est pourquoi nous sommes partis en quête de ce qu’il a pu être pour tenter de le reconstituer. Qu’était-il ? Qui le dansa ? Pourquoi ? Comment ? Sur quelle musique ? Tant de questions qui en ont soulevé d’autres et dont certaines sont restées sans réponses… notamment la plus importante : la chorégraphie exacte et complète. Disons-le d’emblée, celle-ci est définitivement perdue.
Mais les abeilles sont malines, elles nous ont laissé des indices de-ci de-là. Nous allons essayer de vous en faire goûter le miel.
Les lundis de l’Impératrice
Le bal de Carnaval du 9 février 1863 s’inscrit dans la tradition des « Lundis » de l’Impératrice, un rendez-vous régulier au palais des Tuileries pour son entourage proche.
Au commencement plutôt intimes, les « petits lundis[2] » de l’Impératrice furent inaugurés en 1857, l’année qui suivit la naissance du Prince Impérial. Alors souffrante, elle organisait des soirées intimes où en dehors des dames de sa maison, peu de personnes étaient reçues. On se réunissait dans ses appartements particuliers et on jouait à des jeux innocents avec accompagnement de thé, punch, gâteaux et glace.
Il fallait être personnellement connu par l’Impératrice ou être un acteur particulier du monde parisien pour y être convié. On y trouvait les plus jolies femmes et les plus fringants cavaliers de la société. L’Impératrice dira d’ailleurs à Prosper Mérimée dans une correspondance en 1863 : Je ne veux pas voir de vieilles figures ici. Il faut une maison gaie, de la jeunesse. Il faut savoir danser quand on veut être bien reçu ici.
Quant aux messieurs, ils s’y présentaient en habit noir, comportant la culotte courte et bas de soie noire, ou pantalon collant fixé à la cheville ; le maillot du muscadin de l’an IV marié à l’escarpin 1830 de Raslignac[3].
Il y avait alors d’installées seulement deux rangées de chaises, et l’étiquette ne prévoyait aucune solennité ni aucun fracas. L’Impératrice entrait sans le moindre apparat et mettait un certain temps à atteindre son fauteuil, discutant avec les uns et les autres sur son chemin.
Les années suivantes, les « petits lundis » perdirent de leur caractère d’intimité. C’était toujours dans ses appartements particuliers qu’on se réunissait, mais ils s’étaient progressivement transformés en véritables petits bals où des cotillons monstres[4], sans accessoires, avaient remplacé causeries intimes et jeux innocents. Puis on apportait des petites tables toutes dressées et on soupait dans le salon où l’on dansait.
Plus petits que les Grands Bals Officiels de la Cour Impériale, ils atteignirent à leur apogée jusqu’à 1000 personnes (au contraire des bals officiels pouvant aller jusqu’à 4000 invités). Certains lundis vinrent à revêtir une envergure trop importante pour tenir dans un petit boudoir et durent s’installer dans le salon de Maréchaux, tel que ce fut le cas pour le bal de Carnaval du 9 février 1863.
Le lundi 9 février 1863
Le Bal de Carnaval
Pour rompre avec le protocole usuel des bals officiels de la cour, et même avec les bals d’une façon générale, le moment du Carnaval était un moment clé des festivités attendu de tous. Nous avons en tête l’impressionnante succession de bals de Carnaval qui eurent lieu à l’Opéra sous les coups de canons de Musard[5] et les fracas des archers brisés d’Isaac Strauss. C’était un véritable point de rassemblement des fêtards impatients de vivre l’effervescence et la folie furieuse d’un galop infernal.
Le palais des Tuileries n’est pas en reste non plus. La période du Carnaval permettant toutes les fantaisies, il va de soi que l’aristocratie était très friande de ce type d’évènement.
C’est là d’ailleurs une spécialité du Second Empire qui voit les ministres de Napoléon III, mais aussi l’Empereur et l’Impératrice, organiser de nombreux bals durant le Carnaval.
Celui du 9 février 1863 défrayera la chronique en faisant parler de lui jusqu’aux Etats-Unis[6]. La magnificence des costumes ne semblait pas avoir de limite tant les journaux sont ivres de détails sur extravagances des uns ou des autres.
A commencer par l’Impératrice elle-même en costume de Dogaresse dont 16 millions de diamants illuminaient la tenue. Notons aussi Mme Emile Girardin en Fée aux perles, Mme Laure Magnan en horloge que l’on n’a jamais besoin de remonter pour la danse (sic), M. Haritodd en prince Léopold de l’opéra de la Juive (de 1835), ou encore le marquis de Caux en Circassien[7].
L’Empereur quant à lui était en domino, et le Prince Impérial qui était présent au commencement du bal portait veste et culotte de velours noir, bas de soie rouge, manteau vénitien blanc et bleu. Il a dansé avec grâce et gaieté, choisissant en outre, ses danseuses avec beaucoup de goût (Mlle de Seebach, fille du ministre de Saxe et Mlle de Châteaubourg). [8]
Enfin, il y a la présence notable – car digne de la presse people contemporaine – de la comtesse de Castiglione, en reine d’Étrurie, suivie à l’occasion par le comte de Choiseul portant d’une main la traine de la comptesse, et l’autre soutenant un parasol au-dessus de sa tête[9].
Le quadrille d’évènement : le quadrille des Abeilles
Il n’était pas rare sous le Second Empire de faire composer et chorégraphier des danses pour une occasion spéciale[10]. Dans une société qui voyait les bals se succéder et les danses se ressembler, il y avait une certaine frénésie à attraper au vol toute nouveauté. Tel le quadrille des Lanciers venu supplanter le quadrille Français dans les bals mondains en raison de la lassitude de la « bonne société » pour cette danse trop connue de tous. Il semblerait même que Napoléon III aimait se glisser dans le bal des Lundis de son épouse comme un simple invité et faisait parfois substituer à un quadrille monotone (Français) celui des Lanciers qu’il trouvait plus animé[11], et pouvait suggérer une Boulangère[12].
Ce goût prononcé pour la nouveauté brisant la monotonie mondaine a ainsi été initiateur de quelques quadrilles très spécifiques qui venaient pimenter les soirées. Une sorte de surprise haute en couleur, avec des accessoires et des tenues somptueuses qui touchaient les invités blasés, leur permettant de se souvenir de telle ou telle soirée plus exceptionnelle que la précédente.
Le Quadrille des Abeilles en est un parfait exemple.
D’ailleurs, certains de ces quadrilles « événements » sont encore dansés aujourd’hui, comme le quadrille du Prince Impérial dédicacé à l’Impératrice par Joseph Mazilier en 1858 [13]. Alors que d’autres pour lesquels il ne reste que des bribes ne seront probablement plus dansés ; comme le quadrille Hyperboréen[14] ou encore le quadrille de l’Impératrice créé pour 7 femmes au bal du 12 février 1863 chez la princesse Metternich[15].
Le quadrille des Abeilles
Créé pour le bal costumé de Carnaval du lundi 9 février 1863, le Quadrille des Abeilles n’a été dansé qu’une seule fois, à cette occasion. Il existe toutefois une autre version de bal, en 1885, qui diffère sensiblement sur la structure dont nous reparlerons plus loin, mais aussi le ballet « originel » de 1852 qui a inspiré l’idée de ce quadrille, et sa variante de 1866.
C’est une création spéciale, sur une idée de Mme Stéphanie de Tascher de la Pagerie qui souhaitait offrir un cadeau chargé de symbolique au couple impérial. Un cadeau « qui marquait le bal aux armes de Napoléon III [16]».
Pour régler la chorégraphie, elle s’est associée au premier danseur de l’Opéra, Louis-Alexandre Mérante[17] et elle a fait orchestrer la musique par le chef d’orchestre officiel des bals de la cour, Isaac Strauss[18].
Le quadrille des Abeilles réunissait douze « dames de la cour ». Uniquement des jeunes femmes, toutes filles de personnalités proches du couple impérial. On y retrouve : Mlle Hortense de Tascher de la Pagerie, Mlle Léopold Magnan, Mme la vicomtesse Molitor, Mme Péreira, Mme de Vatry, la princesse Troubetzkoï, la princesse Dolgoroucki, Mme Coppens, Mme Brincard, la comtesse Soukhozanet, Mlle Medidoff, Mlle Kiniakoff[19]. Elles étaient accompagnées par 4 figurants de l’Opéra en costume de paysan dans le style de Watteau, ceux-ci avaient pour charge de déplacer les ruches.
C’est vers minuit, l’heure qui traditionnellement ouvrait le bal, que quatre ruches couvertes de feuillages poussées par un figurant de l’Opéra se sont laborieusement frayé un chemin dans la Galerie (des Tuileries) bondée de convives pour se présenter dans la salle des Maréchaux devant le couple impérial et leur fils.
Chacune des ruches cachait trois dames en costume d’abeille. Puis au signal donné par l’orchestre, « toutes ces jolies mouches au corsage doré, aux ailes luisantes, se sont aussitôt mises à danser le plus ravissant ballet[20] ».
La musique du quadrille des Abeilles de 1863
Pour le quadrille du 9 février, plusieurs questions se sont posées. Dont celle qui a déterminé tout notre développement sur la reconstitution de ce divertissement : quelle a été la musique utilisée pour ce quadrille ?
La piste séduisante des Abeilles du Juif Errant
Nous savons grâce aux partitions du Juif Errant et de la version de 1866 de La Juive de Fromental Halévy, que la partie du ballet pantomime de ces deux opéras est appelée le ballet des Abeilles et qu’il est structuré en cinq parties nommées respectivement : le Bourdonnement, le Berger Aristée, la Ronde, la Reine des Abeilles et la Ruche.
La tentation est grande de se dire qu’il s’agit de la même partition exécutée par l’orchestre d’Isaac Strauss ce soir-là. D’autant que cela se justifierait par le fait que le chorégraphe du quadrille des Abeilles n’est autre que Louis-Alexandre Mérante, premier danseur de l’Opéra, qui joua le rôle du berger Aristée lors du ballet pantomime du Juif Errant, le ballet des Abeilles.
L’autre point troublant est la mention que le quadrille des Abeilles contenait des figures : « chaque figure du quadrille [21] » ainsi que l’indique Albert Maugny dans ses mémoires. De notre vision contemporaine du quadrille de bal, nous aurions tendance à envisager un quadrille basé sur une structure connue des salles de bal, soit 5 figures distinctes répétées par chaque couple dansant. Et ça tombe bien car le ballet des abeilles de F. Halévy est structuré en 5 parties.
Le quadrille des Abeilles sous l’aile du Papillon
Mais, il semblerait bien qu’il ne s’agisse pas du tout de cette pièce. Mais d’une autre, tout aussi fameuse et populaire à l’époque : la valse des rayons du Papillon de Jacques Offenbach.
La première confirmation se trouve dans Le Phare de la Loire du 12 février 1863, soit trois jours après le bal : « L’orchestre jouait la valse du ballet des Papillons[22] ». C’est clair et sans appel.
La première confirmation se trouve dans Le Phare de la Loire du 12 février 1863, soit trois jours après le bal : « L’orchestre jouait la valse du ballet des Papillons[22] ». C’est clair et sans appel.
La deuxième certitude qui vient corroborer cette idée, est qu’Isaac Strauss avait composé tout spécialement la musique : « sortirent au son d’une musique harmonieuse, composée tout exprès par Strauss, douze abeilles, trois par ruche ». Or, bien que le Papillon soit une œuvre de Jacques Offenbach, il est à noter que Strauss a « recomposé » cette valse en 1860, ainsi que la polka mazurka la Lesguinka et adapté des airs du ballet pour en faire un quadrille, tous édités chez Heugel.
Isaac Strauss était d’ailleurs connu pour ses compositions et ses arrangements d’airs populaires à des fins de publications. A ce titre, soulignons que Jacques Offenbach et Isaac Strauss étaient tous deux édités chez le même Heugel. Strauss ayant adapté une trentaine d’ouvrages d’Offenbach dont certains donnèrent lieu à plusieurs danses[23]. Ce « partenariat » permettant à chacun des deux compositeurs d’y gagner en profitant de la renommée de l’autre.
Le troisième point venant conforter cette théorie, est que la commande pour la création de ce quadrille a été passée la semaine précédant le bal du 9 février. Il est peu probable qu’Isaac Strauss, une semaine avant les trois bals consécutifs qu’il allait orchestrer, ait pu retravailler la partition du Juif Errant pour l’adapter. D’ailleurs, aucune trace d’une partition sur le Juif Errant composée par Isaac Strauss n’a été trouvée à ce jour.
Cependant, il y a fort à parier que la partition ait été réarrangée pour l’adapter à la danse des 12 abeilles. Et, hélas, nous n’avons trouvé aucune trace du programme musical de l’orchestre pour ce soir-là.
Un hommage discret au Papillon Emma Livry ?
Enfin, et c’est une pure hypothèse, outre le fait que le ballet du Papillon fut un tel triomphe qu’il fut programmé quarante-deux fois de suite à l’opéra[24], que la famille impériale y assista plusieurs fois, mais aussi qu’elle eut une part active dans l’aboutissement de ce dernier grâce à l’intervention du duc de Morny[25], le choix de la valse des rayons (valse du Papillon) est peut-être une suggestion de Louis Mérante à Madame de Tascher de la Pagerie en hommage à son amie et partenaire de danse Emma Livry.
En effet, la danseuse connait un tragique accident le 15 novembre 1862. En pleine répétition de La Muette de Portici, son costume prend feu en frôlant une rampe allumée et la gaze dont elle est vêtue s’embrase, la transformant en torche humaine. Elle ne succombera de ses blessures que huit mois plus tard, à l’aube de ses vingt et un ans. Nul doute que ce terrible accident a profondément affecté Louis Mérante, son partenaire dans la Sylphide et le Papillon et que, peut-être, il souhaita lui rendre cet hommage discret en suggérant cette valse.
La chorégraphie du quadrille des Abeilles
En rassemblant les éléments des diverses sources, se dessinent les grandes lignes de ce quadrille aux armes de l’Empire et dédié à l’Impératrice Eugénie.
Les douze danseuses ont eu une semaine pour travailler la chorégraphie créée par Louis Mérante. Elles ont répété en secret, la veille du bal au palais des Tuileries[26] et la semaine précédente à l’Opéra[27] en compagnie du corps de ballet. Le jour du bal, les douze abeilles sont arrivées dans quatre ruches géantes couvertes de feuillages et poussées par un figurant de l’Opéra. Il semblerait que les ruches aient mis longtemps à se frayer un chemin parmi les convives dans la Galerie pour arriver jusqu’au salon des Maréchaux, vers minuit[28]. Nul doute que cette arrivée attisa la curiosité de tous.
Une fois installées devant le couple impérial, « a un signal donné par Strauss, les abeilles sont sorties de leur ruche »[29], « tenant à la main une guirlande de violettes, exécutent des pas, forment des figures, des combinaisons élégantes ».[30] « Et finissent par se grouper en un ovale de huit danseuses, se reliant entre elles par leurs guirlandes de fleurs. Les quatre dernières, restées en dehors de la figure, entrent à leur tour dans le cercle, à un signal de l’orchestre, et vont s’encadrer dans chacune des guirlandes tenues par les danseuses. [31] ».
De la chorégraphie, c’est là tout ce qu’il y a d’écrit noir sur blanc, et de concret. Seulement quelques informations sur l’ambiance générale, l’entrée des abeilles, les déplacements et la figure finale[32] sans qu’elles ne quittent leurs guirlandes de toute la danse. Ces éléments sont tous confirmés par les différentes estampes sur l’évènement qui présentent l’arrivée, la sortie des ruches, la figure finale ainsi que tout le décorum associé.
Version reconstituée à la suite de mes recherches
Est-ce vraiment un quadrille ?
Le terme quadrille à la cour de Napoléon III peut être trompeur. Car il est surtout synonyme alors de la danse exécutée par quatre couples (en général) enchainant des figures chorégraphiées et connues de danseurs.
Or, il est plus à envisager une structure académique de la danse qui viendrait associer des déplacements propres au ballet et des déplacements plus simples, propres aux danseurs de quadrille. Il faut aussi garder à l’esprit que les douze abeilles n’étaient pas des danseuses professionnelles, mais des jeunes filles de la cour. D’ailleurs, les sources ne sont pas unanimes sur l’appellation de cette danse ; tantôt elles citent le « ballet des abeilles », tantôt le « quadrille des abeilles » :
- « Les abeilles sont sorties de leur ruche et ont exécuté un ballet »
- « Quadrille purement féminin et blond à l’unanimité. [33]»
Albert de Maugny, présent ce soir-là, est lui aussi évasif sur la danse qu’il qualifie comme « une sorte de menuet harmonieux[34] » lors duquel nous pouvions voir « le Prince Impérial applaudissant à chaque figure du quadrille ».
En analysant les partitions d’Offenbach et de Strauss sont identifiables trois breaks suggérant une « pause » dans l’exécution de la danse, ou du moins un moment de battement ou de rassemblement des abeilles qui pourrait s’apparenter à un changement de figure, comme dans un quadrille Français, par exemple.
En résumé, il semble que le quadrille des Abeilles fut plutôt un ballet pour lequel nous avons quatre points cardinaux représentés par les ruches et leurs essaims respectifs. Le tout structuré en parties bien distinctes au niveau mélodique et chorégraphique, l’orchestre de Strauss donnant les indications musicales de façon claire au cours de la danse, comme mentionné plus haut.
Du costume, de la coiffure et des accessoires
Les abeilles
Ici, même constat que pour la chorégraphie : les détails sont ténus. Principalement dû au fait que les témoins présents étaient plus prolixes sur les costumes des différentes personnes présentes ce soir-là que sur le détail exact de la tenue des abeilles. D’ailleurs, un journaliste s’offusquera avec plus de véhémence de l’absence (scandaleuse…) de gants chez certains cavaliers[35] qu’il ne sera charmé par le quadrille des Abeilles.
Malgré tout, nous disposons de suffisamment d’éléments pour se rapprocher de ce qu’ont pu être les costumes de ce « quadrille purement féminin et blond à l’unanimité, pour lequel Mme Péreira s’était faite blonde pour la circonstance »[36]. Les cheveux poudrés d’or et l’aiguillon au front, les ailes au dos, avec la taille de l’emploi.[37]
Un autre témoin indique que les costumes étaient « en tout point semblables à ceux que portaient les danseuses de l’Opéra lors de la création du fameux ballet des Abeilles ; le corsage doré différait seul un peu de forme » [38].
En effet, la constante est bien la présence d’un jupon et tutu, d’un corsage, la présence d’ailes et d’antennes. La différence notable est la présence d’un abdomen visible sur les gravures de 1863 qui recouvre l’arrière des jupons.
Grâce aux dessins des costumes de Paul Lormier pour le Juif Errant, se retrouve l’idée évidente des rayures et des antennes. Notons aussi l’absence d’abeilles brodées sur le jupon en 1863, et d’abdomen en 1852.
Enfin, les douze abeilles étaient toutes munies d’une guirlande de violettes[39], qu’elles tenaient en sortant des ruches ornées de feuillages dans lesquelles elles étaient cachées par trois.
Il semble que tout ait été pensé avec soin pour ce bal de Carnaval. La salle du festin avait été décorée avec un luxe ; une originalité inouïe. Les grandes pièces d’orfèvres se perdaient au milieu des fleurs et des palmiers. Un artiste a été chargé de dessiner cette décoration, ainsi que les ruches d’abeilles qui ont figuré au bal, afin d’en conserver le souvenir[40].
Ces différents éléments, nous poussent à nous fier aux gravures que nous pouvons retrouver dans la presse de l’époque.
Les photographies de Mme Soukhosaneth / Soukhozanet
Eléments d’importance qui viennent nous éclairer sur ce que portaient les danseuses le soir du bal, il existe deux photographies de Mme la Comtesse de Soukhosaneth (l’une des douze abeilles) mentionnées comme étant des photographies en « costumes d’abeilles ».
La première (figure 8) fait partie d’un ensemble de plusieurs cartes de visites conservées au Musée d’Orsay, elle est clairement indiquée comme étant Mme de Soukhosameth en costume d’abeille en 1863. Mais, il est possible qu’il s’agisse d’une erreur, car elle fait plutôt référence aux papillons qu’aux abeilles et nous sommes très loin des descriptions du costume retrouvées jusqu’ici.
La deuxième (figure 9), provient d’une collection privée. Bien qu’elle ne mentionne pas le nom de la danseuse sur la photo, il s’agit ici aussi de Mme la Comtesse de Soukhosameth, mais cette fois en costume d’abeille. Cette tenue est très proche des gravures des journaux de 1863 dans l’aspect général, à l’exception de l’abdomen qui est opaque sur la photo. Toutefois le volume et la longueur de la robe suggèrent le port d’une cage à crinoline en dessous, ce qui n’était probablement pas le cas pour effectuer le quadrille des Abeilles. Les gravures suggèrent le port d’une jupe plus courte arrivant à mi-mollet. Ce qui n’exclut certes pas l’utilisation d’une cage courte pour maintenir le volume de la jupe et soutenir le poids du tissu de l’abdomen venant se superposer sur l’arrière et les côtés.
La réception du quadrille des Abeilles de 1863
Cet évènement a si bien marqué les esprits par son originalité et sa fraicheur, qu’il rayonnera longtemps dans les mémoires et dans la presse. Il sera encore cité dans les journaux en 1889 où le Matin du 27 novembre évoquera le « Fameux Quadrille des Abeilles »[41]. Nul doute que l’assistance fut émerveillée, à commencer par le Prince Impérial qui avait eu la permission de minuit pour l’occasion. Celui-ci, qui avait découvert le théâtre quelques mois plus tôt, applaudissait avec ferveur « chaque figure[42] ». Tout comme la jeune princesse de Sagan qui était probablement présente lors de cette soirée car elle remettra au goût du jour ce quadrille lors d’un bal en 1885.
De ce quadrille, il est aussi un écho plus qu’improbable mais hautement poétique. Il s’agit de l’hommage délicat d’un apiculteur du rucher du jardin de Luxembourg.
Voici ce que révèle le bulletin d’apiculture du mois d’avril 1863 de la Société centrale d’apiculture de Paris :
En souvenir du quadrille des abeilles aux Tuileries, nous avons adressé à chacune des douze nobles dames qui y ont pris part un joli pot-ruche plein d’excellent miel surfin gâtinais, accompagné de la lettre suivante :
« Madame,
J’apprends par les journaux qu’à un des bals de Sa Majesté l’Impératrice vous avez figuré dans le féérique quadrille des abeilles. Professeur d’apiculture au jardin du Luxembourg et voué depuis longtemps aux soins des abeilles, il m’a été bien doux de voir mes chères travailleuses représentées d’une manière si brillante par les plus belles reines de la grâce et de la distinction.
Le plaisir que j’ai éprouvé en lisant le récit de cet épisode du bal donné par S.M l’Impératrice m’a suggéré une pensée que je serais heureux de voir approuvée par vous.
Puisque vous avez bien voulu vous transformer en abeille, permettez-moi de vous offrir, au nom de celles dont vous avez été quelques instants la sœur, un peu de miel.
C’est bien audacieux de ma part, Madame ; mais les abeilles étant filles du ciel et figurant sur le manteau impérial ont des droits à votre indulgence, même à votre bonté. D’ailleurs, si vous daignez goûter à leurs produits, vous acquerrez la certitude que mes travailleuses ailées, dont la noble généalogie remonte à l’Hymette et à l’Hybla, sont dignes d’un de vos plus gracieux et plus doux sourires.
Je suis, Madame, votre très-respectueux serviteur, H.Hamet, professeur d’apiculture au Luxembourg.
Voici la réponse que ces nobles dames nous ont faite :
A M. Hamet, secrétaire général de la Société d’apiculture.
« Monsieur,
Les abeilles du quadrille des Tuileries ont été on ne peut plus sensibles à votre toute gracieuse attention : elles ont vivement apprécié les produits de leurs sœurs du Luxembourg ainsi que la courtoisie de l’interprète, et se réunissent pour vous offrir tous les remerciements ainsi que l’expression de leur parfaite considération.
Signé : « Hortense de Tascher de la Pagerie, vicomtesse Molitor, madame Léopold Magnan, mademoiselle Léonéide Nélidoff, mademoiselle Sophie Kiridiakoff, princesse Nicolas Dolgorouky, madame Coppens de Lostende, baronne de Vatry, princesse Trouboskoï, madame Brincard, madame Péreira, madame Soukozaneth »[43]
BULLETIN D’APICULTURE DU MOIS D’AVRIL 1863 DE LA SOCIÉTÉ CENTRALE D’APICULTURE DE PARIS
Cette attention très délicate, nous la reprendrons sans pudeur pour les douze abeilles du quadrille de 2023. Ajoutons que ce sera avec le miel extrait directement de la ruche du chorégraphe de la version de 2023 que nous remercierons les douze abeilles de la part de la ruche.
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Remerciements
Je remercie en premier lieu les 12 abeilles pour leur temps, leur patience et leur implication dans ce projet que cela soit pour leur confiance, leur présence, la couture, les répétitions, la lecture, les recherches, etc. : Garance AGOSTO, Elise ARNOULD, Océane BENATTI, Lauriane BOURGEAT, Marie-Emilie CAPPEL, Marge CHESNAIS, Marine JOUFFREAU, Fatima KHEIDRI, Ibtihale KHEIDRI, Emeline NEANT, Clara PERETTI, Olivia WELY.
Laure Schnapper pour nos échanges sur Isaac Strauss, sa bienveillance ainsi que la mention de mon travail dans son ouvrage : Musique et musiciens de Bal : Isaac Strauss au service de Napoléon III parue chez Hermann, 2023..
Jean-Guillaume Bart pour nos échanges au sujet du quadrille des Abeilles, et du temps qu’il a pris pour me répondre et me lire.
Yves Schairsée, Nathalie Keyaert, et les abeilles Marie-Emilie, Ibtihale et Marge pour leur relecture.
L’association le Ballet Impérial et Alexandre Cauet pour nous avoir permis de nous produire dans cet écrin magnifique qu’est le château de Fontainebleau.
Les Studios Le Plateau à Lille et Kim Kan à Paris de nous avoir accueilli avec tant de bienveillance pour nos répétitions.
Les membres de l’association Affordanse qui ont soutenu et encouragé pendant ce projet.
Franck Lebrun qui m’a challengé sur ce projet.
Et enfin, je rends hommage aux abeilles qui chaque jour dansent sans relâche à la pollinisation de notre planète.
[1] On le trouvera encore cité dans la presse jusqu’en 1889
[2] A.Verly, Souvenirs du Second Empire, Paris : Paul Ollendorff, 1896
[3] Maugny, A « Vingt ans avant : la fin d’une société », Le Figaro : supplément du dimanche, 08 juin 1889
[4] Le cotillon est à cette période une danse-jeu souvent accessoirisée pour rendre la danse plus ludique. Cela pouvait être des objets présents sur place (chapeau, chaussures), ou des éléments créés spécialement pour l’occasion (tambourin, masque). Le terme cotillon-monstre que nous trouvons régulièrement sous le Second Empire englobe l’idée d’avoir plusieurs cotillons qui se suivent parfois pendant plusieurs heures sans interruptions. Certains danseurs s’étant fait une réputation dans l’animation de ceux-ci.
[5] Janin, J., Les Symphonies de l’hiver. Paris, Morizot, 1858, p. 291-292
[6] The Late Ball at the Tuileries Harpers Weekly, 28 mars 1863
[7] De Pone, H. Courrier de Paris, La France, n°48 du 17 février 1863
[8] Ibid
[9] Ibid
[10] Cette tradition de créer des quadrilles d’évènements se retrouve aussi aux Tuileries sous le Premier Empire. Pour n’en citer qu’un seul, citons le quadrille des Douze Signes du Zodiaque, créé pour 12 dames de la cour. Nous y retrouvons l’idée, comme pour le quadrille des Abeilles, d’une danse pour un évènement unique avec une chorégraphie spécifique. Masson,F. Les Quadrilles à la cour de Napoléon Ier (1806-1813), H. Daragon, Paris, 1904.
[11] Allem, M., La vie quotidienne sous le Second Empire, Hachette, 1948, p. 43
[12] Danse en ronde a changement de partenaire qui plaisait particulièrement à Napoléon III…
[13] Quadrille pour lequel il recevra les remerciements de l’Impératrice, accompagnés d’une médaille – Lettre adressée à Mazilier le 28 janvier 1859 par le secrétariat de l’Impératrice Eugénie. Notons que ce quadrille fut dansé à l’occasion d’un diner donné en l’honneur de Mme Taglioni. On y retrouve Marie Taglioni, Emma Livry, Lucien Petipa et Louis Mérante.
[14] Allem, M., La vie quotidienne sous le Second Empire, Hachette, 1948, p. 77
[15] Mangin, E. Autre correspondance spéciale, Le Phare de la Loire, 12 février 1863. Chaque dame représentait une lettre du prénom Eugénie.
[16] De Pone, H. Courrier de Paris, La France, n°48 du 17 février 1863
[17] Bien connu comme chorégraphe par les dames de la cour, Louis Mérante était déjà intervenu pour Mme de Tascher de la Pagerie en 1860.
[18] De Pone, H. Op. cit.
[19] Ibid
[20] Nogarel, L. La folle du logis, Le Journal des coiffeurs, 1er Mars 1863
[21] Maugny, A. Op cit. p.46
[22] Mangin, E. Autre correspondance spéciale, Le Phare de la Loire, 12 février 1863
[23] Schnapper, L, Musique et musiciens de Bal : Isaac Strauss au service de Napoléon III, Hermann, 2023
[24] Martinet, A. Offenbach : sa vie, son œuvre, Dentu et Cie, 1887, p.66. « Le triomphe de la soirée fut pour la Lesguinka dansée par M. Mérante et Emma Livry. Celle-ci, dans sa carrière si courte et si tragique, ne remporta pas de succès comparable : malgré l’entorse qui lui fit du second acte un cruel supplice, Farfalla fut acclamée, rappelée sans pitié et Taglioni, associée au triomphe de son élève, parut avec elle sur la scène, remerciant le public qui ne se lassait pas d’applaudir ».
[25] Olivesi, V., « Entre création et transmission. La réception du Papillon de Marie Taglioni en 1860 », in Jacques Guilhaumou, Karine Lambert & Anne Montenach (dir.), Genre, Révolution, Transgression. Études offertes à Martine Lapied, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, coll. « Penser le genre »,2015, p. 195-203. https://books.openedition.org/enc/481?lang=fr&fbclid=IwAR0Z4RYkGMJybyQLtaIb6_xwzmi3-E8BtqUKraBXYzsFpUVZZEERB4-53Ts
[26] Mangin, E. Autre correspondance spéciale, Le Phare de la Loire, 12 février 1863
[27] C.Y, Bal costumé donné par LL. MM. Impériales aux Tuileries : Le ballet des abeilles, Le Monde illustré, 14 février 1863, p. 102
[28] Minuit était l’heure habituelle d’un début de bal pendant une bonne partie du XIXe siècle, généralement ouvert par un quadrille d’honneur. Dans notre cas, nous n’avons pas trouvé mention de danses précédant ce quadrille des Abeilles. Il est fort probable que celui-ci est fait l’ouverture. Notons toutefois le cas isolé du Phare de la Loire du 11 février 1863 qui nous donne 23 heures pour l’heure d’arrivée des ruches.
[29] Mangin, E. Autre correspondance spéciale, Le Phare de la Loire, 12 février 1863
[30] C.Y, Bal costumé donné par LL. MM. Impériales aux Tuileries : Le ballet des abeilles, Le Monde illustré, 14 février 1863, p. 102
[31] M.V. Le ballet des Abeilles, Le Monde illustré, 21 février 1863, p. 119
[32] Il en va de même pour tous les autres « ballets des abeilles », que cela soit ceux de 1852 dans le Juif Errant (qui est le plus détaillé) et de la Juive de 1866, puis de l’autre Quadrille des Abeilles de 1885 dont nous reparlerons.
[33] M.V. Le ballet des Abeilles, Le Monde illustré, 21 février 1863, p. 119
[34] Maugny, A. Op cit. p.46
[35] De Pone, H. Courrier de Paris, La France, n°48 du 17 février 1863
[36] M.V. Le ballet des Abeilles, Le Monde illustré, 21 février 1863, p. 119
[37] C.Y, Bal costumé donné par LL. MM. Impériales aux Tuileries : Le ballet des abeilles, Le Monde illustré, 14 février 1863, p. 102
[38] Ibid
[39] Fleurs préférées de l’Impératrice Eugénie
[40] Mangin, E. Autre correspondance spéciale, Le Phare de la Loire, 12 février 1863. Chaque dame représentait une lettre du prénom Eugénie.
[41] Le Matin – derniers télégrammes de la nuit – 27 novembre 1889
[42] Maugny, op. cit, p46
[43] Hammet, A-M. Hommage des abeilles du Luxembourg aux abeilles des Tuileries, Bulletin d’apiculture de la Société centrale d’apiculture de Paris, Avril 1863, p.193-194